jeudi, janvier 06, 2011

Jacques Michel - Jacques Michel (APEX ALF 1594; 1966)













Poursuivons notre survol des albums précurseurs aux premiers succès du chansonnier Jacques Michel sur les palmarès et attardons-nous maintenant à son unique album éponyme enregistré pour le compte de l'étiquette Apex. Qu'il soit incertain de la direction artistique à emprunter ou constamment insatisfait des contrats qui s'offrent à lui, le chanteur bondira néanmoins d'une étiquette à une autre entre 1965 et 1970. Quittant Fantastic, Michel opte pour Apex (une division de MCA Records, affilié à Decca) afin d'initier un tournant dans son approche musicale, plus près du rhythm 'n folk véhiculé par Bob Dylan et Hugues Aufray (son penchant pop francophone).

Alors que l'accompagnement de son prochain disque éponyme sur Jupiter était confié exclusivement à son comparse des premiers jours au sein des Midnighters, le guitariste Gerry Jeanson, ce bref passage chez Apex impliquerait aussi l'arrangeur Pierre Nolès. Déjà reconnu pour son travail instrumental en solo depuis 1960 et ses nombreuses productions yé-yé, ce dernier répètera l'exercice stylistique avec brio en insufflant un nouvel élan, plus jeune et ludique, au chansonnier. Nolès met de l'avant une torride section de cuivres qui révèle un interprète momentannément à la croisée de la Chanson et du Northern Soul. Échappant toujours aux étiquettes, Michel prouvait ainsi comme Charlebois qu'il n'y avait pas de mal à être un auteur-compositeur près des valeurs des chansonniers (engagé, critique, accoustique) tout en utilisant les ingrédients essentiels aux succès sur les palmarès. Posé, mais avec un brin de frivolité...Groundé, quoi!

Avant de vouloir atteindre la perfection, il faut d'abord se libérer dans une sincérité qui n'a pas de frontières. Depuis longtemps, je rêve de faire un long-jeu dans lequel je peux m'exprimer librement. Je crois avoir concrétisé cette aspiration. Pas de doute, à en croire les notes de pochettes signées de sa main, il s'agissait d'une période charnière pour le chanteur. Alors que près de la moitié des nouveaux titres de l'album bénificiant de l'accompagnement de Nolès poursuivent le style pop des albums précédents sur France-Canada et Fantastic, le vent tourne alors que Michel initie sa période folk intimiste fortement inspirée du Blonde on Blonde de Dylan. Des trois simples sélectionnés, aucun ne serait aussi éloquent de cette transformation et audacieux que Fume ta marijuana (Apex 13478).



À cent lieux du premier simple, la ballade plutôt sirupeuse Si je ne t'aime plus (Apex 13465), cette ultime tentative pour Apex repoussait les limites de la censure par son thème narcotique en laissant du même coup jaillir une certaine culture underground à travers sa lousse mélodie. Blotie entre quelques accents suaves à l'harmonica et une rythmique nonchalente au tambourin, l'ambiance définitivement feutrée rappele quelques essais précurseurs de l'époque sur la Côte Ouest des États-Unis, notamment ceux de Country Joe & the Fish. Cet hymne à la tolérance envers un fumeur de marijane, un-sinon-le premier du genre au Québec, avance sur un fil. Michel, fin critique, prends garde de ne pas trop se mouiller: il respecte la fumette mais.. n'hinale pas. Ou si peu...

Fume, fume, fume ta marijuana.

Fume, fume, fume, j'y consens.

Fume, fume, fume, ta marijuana.

Je te suis compatissant.




La fumée bleue a toujours détourné de propres jeunes gens d'une carrière respectable... À peine le mégot de Jacques Michel éteint, un autre chanteur de bonne réputation mettait en chanson l'herbe folle: Claude Sorel. Aussi étonnant que cela puisse paraître, l'interprète bazanné de Guantanamera enregistra quelques mois après Michel un curieux simple pour l'étiquette country Ranch: À Berry. Était-ce le même chanteur pop, maintenant déchu, fier d'être un saoulon de Berry qui s'amuse avec les Pepsi ? Le débat est ouvert. Si le country a ses thèmes récurents (la mort, la boisson, la prison, la route, les femmes), ici c'est la douce décadence d'une bande en marge des hippies de Montréal qui frappe l'imaginaire. Way-out western! Merci à l'ami Félix Desfossés de Vente de Garage, le blog pour cet enregistrement.

Vignette promotionnelle (Jupiter); Télé Radio Monde (octobre 1970).

On ne fume pas marijuana à Berry.
On ne trippe même pas au LSD.

On ne brûle pas nos cartes sociales à Berry.

Mais on aime jouer aux cartes pour des cure-dents.


Revenons à Michel pendant que la fumée se dissipe. À propos, était-ce le même tabac d'orchestre qui inspira à l'illustrateur Daniel Couvreur cette vibrante pochette psychédélique pour ce troisième album? Admettez qu'elle génère un impact visuel peu commun...

Le chansonnier, donc, est invité à quitter son tabouret, laissant les rythmes yéyé et soul de Nolès s'imposer sous sa prose alerte. Les intrépides C'est trop tôt, Pas le temps, Les mauvais garçons et Les percepteurs annoncent effectivement les visions pop qu'Apex devait initialement privilégier chez Michel. Considérant les autres artistes signés chez Apex (Ginette Reno, Pierre Lalonde, Michel Louvain), on pourrait effectivement croire qu'on cherchait à promouvoir une vedette, à instaurer un nom chez les yéyés tout en ne négligeant pas les beatnicks par d'autres morceaux résolument folk et introspectifs. Un clin d'oeil québécois à l'esprit de Nino Ferrer? Pourquoi pas!

Effectivement, le bassin vous déhanchera sur le jerk C'est trop tôt qui cadence ses cuivres aussi tonitruant que gazouillant à un subtile vibraphone. Michel, à la rythmique plutôt carrée, aborde les tribulations d'un enfant terrible en citant au passage le chemin de croix, une référence judéochrétienne tenace qui réapparaitra fréquemment sur l'album. N'allez pas croire que le chanteur souhaitait convertir qui que ce soit, mais, nous le verrons plus loin, cette graine de rebelle demeure enracinée dans des valeurs et des référents chrétiens. Dylan n'y échapperait pas non plus. Mais voilà, Michel se risquait aussi... à danser! L'incendiaire Pas de chance répète la formule en vitaminant la production des choeurs stratosphériques des Soeurs Gallants afin de soutenir un interprète fougueux à l'idée de quitter son tabouret de chansonnier. Pas question de s'encrouter devant les yéyés!

Pas de chance, voilà que l'on me considère un croulant.

On m'accuse de ne pas être dans le vent quand je reste assis sur mon banc.
Et pourtant, et pourtant!
Trop têtus, mes pieds sont devenus beaucoup trop têtus.
Alors je me fâche et je leur marche dessus.




Les mauvais garçons approfondi le thème abordé précédemment de la rébellion de trois fiers filous dénoncés par quelques enfants de choeur. Aussitôt confessés, leurs crimes de ruelles peuvent reprendre sur cette trame dynamique de Nolès. N'avait-il pas d'ailleurs lui-même exploré une histoire similaire dans sa comédie musicale yéyé Le Clan (Apex) en 1965? Portez attention à Michel vers 1m50s, lui qui s'excuse d'avoir mis un peu trop d'entrain dans sa réplique (Que le curé encense de félicitations ) avant de la reprendre sobrement. Le temps était compté et une seconde prise semblait hors de question... La signature du producteur reviendrait plus loin sur le bref et intrépide jerk à la Nino Ferrer, Les percepteurs. Cette virulente critique du fisc n'est pas sans rappeler la frivolité qui habitait similairement Taxman des Beatles et invite Michel, paumé par toutes ces taxes à payer, à constater que les percepteurs ne sont que des pourceaux... Était-ce cette surtaxation couplée au succès mitigé de ses récents albums qui inspirerait l'auteur-compositeur à diversifier ses collaborations, signant notamment diverses chansons pour de jeunes talents comme les Jeun'Airs, les Délinquants et Les Lutins? Il fallait bien mettre du beurre sur les épinards. À l'écoute des sélections arrangées par Nolès, force est d'admettre que le chansonnier témoignait à nouveau son amitié fidèle envers la scène yéyé. Visez d'ailleurs cette coupe Beatles qu'il aborde au revers de la pochette...


Journal Télé-Radio Monde, 11 octobre 1969.

La face A prend fin sur la 1ere Lettre à Charlie, premier titre d'une suite de sept correspondances marquées par son approche folk et ses délicats arrangements. Les lettres annoncent non seulement un changement de cap sonore pour le chanteur qui retrouve son ami Gerry Jeanson (guitare), mais aussi une nouvelle image qui le suivrait sur son prochain album éponyme pour Jupiter. Ces airs fébriles de country-folk principalement concentrés sur la face B s'inspirent à la fois de Dylan, de Johnny Cash ou du français Hughes Aufray tout en réflétant une singulière vibration de la Côte Ouest. Ils mettent à nouveau en scène un chanteur critique et incorrigible, se débatant entre la rigueur et la violence qu'engendre les bonnes moeurs d'une société asphyxiante. Y'en aura pas de docile... Michel illustre ses chants de protestation en les galvaudant de références utopiques, voire bibliques (la paix entre les Hommes, la Création divine, Que celui qui n'a pas péché lance la première pierre ). On le sent empreint d'une mission alors que ses minutieux arrangements originaux pimentent d'une certaine frivolité son message dans un rendu pop efficace. Les dynamiques L'insoumis et Que revienne le temps illustrent bien cette inventivité où, bercés par l'harmonica de Michel, une trame inspirante se dessine entre l'intégrité et la recherche du bonheur.



Il est long le chemin, aussi publié en face B du second simple Apex (Les mauvais garçons ALF 13473), conclut en beauté cet album transitoire de Michel. Arrangé par Nolès et porté par un vibraphone ainsi que quelques choeurs aussi masculins qu'aériens, cet air traduit la patience et la tenacité de l'auteur-compositeur. Conscient de son évolution artistique, on devine que le succès commercial qu'il recherche et mérite est enfin à portée de main et que cet ultime album pour Apex n'est que le début d'une longue carrière... Remarquez, il n'avait pas tort. Était-ce donc un coup de publicité que de s'associer à la même époque aux célébrations du Centenaire Canadien (1867-1967) en publiant un simple pour le compte des supermarchés Steinberg ? La recette avait fonctionné pour Lautrec (interprète populaire du Un jour, un jour de Stéphane Venne pour Expo 67), Michel n'avait rien à perdre... si ce n'est que quelques vagues convictions souverainistes. En effet, il est curieux de constater qu'un visage si familier à la cause nationale quelques années plus tard chantait maintenant l'anniversaire du Canada, un événement qui coincidait justement avec l'Exposition Universelle de Montréal.



Fêtons, fêtons, fêtons fut composé par Gilles Brown, Michel et A. Ticknovich sur des arrangements de
Ben McPheek et serait le dernier simple du chanteur sur étiquette Apex. Pour le centenaire, McPeek avait auparavant arrangé la chanson à succès de Bobby Gimby, Canada, et travaillait parallèlement à la trame musicale du Pavillon des Pâtes & Papiers d'Expo 67. Le succès de ses différents projets de 1967 l'inciterait bientôt à fonder la masion de disque Nimbus 9 (The Staccatos, The Guess Who) à son retour à Toronto et à contribuer plus tard au super-groupe sunshine pop Canadien Mutual Understanding. Pour Fêtons... , les cuivres sonnent leur retour en imprègnant cette fois-ci une ambiance circassienne à l'ensemble. La composition demeure up-beat et son solo de guitare charmera même les plus indécis. Vive le Canada, donc... par obligations contractuelles! Je tiens à remercier Éric, gestionnaire de l'indispensable site Le Parolier, pour cette généreuse contribution.


La page facebook de Jacques Michel nous promet depuis janvier 2010 la réédition de plusieurs albums du chanteur, incluant ceux produits pour les maisons Apex et Jupiter. Croisons les doigts pour qu'un tel projet se concrétise en 2011 et offre à un nouveau public la chance d'apprécier ces long jeux obnubilés par le succès des hits du début des années 70. Bonne écoute!


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Jacques Michel - Jacques Michel (APEX ALF1594; 1966)