dimanche, août 01, 2010



Jacques Michel - Jacques Michel (1968; Jupiter JDY-7017)

Jacques Michel (né Jacques Rodrigue) est un artiste aujourd'hui exceptionnellement méconnu. Si on ne retenait que les récents hommages et reprises staracadémiciennes diffusées en boucle de ses plus grands succès comme Amènes-toi chez-nous ou Un nouveau jour va se lever, on croirait à tort que l'oeuvre du chanteur folk ne se résume qu'à ces quelques succès. Pourtant, l'auteur-compositeur demeure un exemple de tenacité et d'avant-gardisme dans le métier. En attendant les rééditions officielles promis pour 2010, je vous propose de découvrir une période faste et influente de sa jeune carrière, précurseure aux hits.

The Rock n' Roll Kids, fin des années 50 (collection privée). Jacques Michel est sur la droite.

Avant d'entreprendre une carrière solo, Michel s'est auparavant fait les dents dès 1958 au sein des groupes de l'Estrie, The Rock n' Roll Kids et plus tard The Midnighters. Recrutant la majorité des Kids à la dissolution du groupe, il adopta avec ces derniers un répertoire plus près de ceux d'Aznavour ou de Bécaud et gagnerait, du même coup, un précieux collaborateur pour ses futurs projets: le guitariste Gerry Jeanson. Peu de temps après ses débuts chez les Midnighters, une brève excursion infructueuse en solo à Montréal le force à revenir à Sherbrooke où il fonde bientôt son propre groupe, Les Colibris, vers 1960. Les engagements professionnels se précipitent sur trois années avant que le chanteur ne décide de voler de ses propres ailes pour mieux s'attaquer à nouveau à la scène montréalaise. Dès 1964, les firmes Kébec puis Rusticana lui offrent de graver ses premiers simples et bientôt, Michel est invité pour accompagner la chanteuse Muriel Millard à la Comédie Canadienne. Cette prestation marque les débuts professionnels et engagés de l'auteur-compositeur: il est élu meilleur chanteur dans la catégorie Yé-Yé au Festival du Disque de 1965 (ironiquement pour son oeuvre déjà critique de cette tendance) et se voit offrir plusieurs contrats de disques. France-Canada profiterait de sa reconnaissance au Festival du Disque alors que simultannément l'étiquette Fantastic capitaliserait sur la «Révélation de la Comédie Canadienne», publiant au total deux albums en 1965 pour lancer la carrière de ce nouveau talent. Un départ foudroyant...
Publicité pour la seconde édition du Festival du Disque (Télé Radio Mionde, octobre 1966).

Une dualité certaine émane rapidement de l'oeuvre du jeune chanteur qui n'hésite pas à faire le pont entre les codes stylistiques d'un chansonnier inspiré et l'approche plus insouciante et dansante de la génération yé yé. Yé Yé vs Chansonniers (comme le chantaient Mouffe et Jean-Guy Moreau), pour lui, c'était le quotidien. Les métissages sont préconisés, inhérents à son oeuvre qui fait cottoyer des numéros de variété (Celui que j'étais; Dans les rues de Québec; Petite fille de 16 ans ) à de fébriles jerks (Ya Ya contre Yé Yé; Yé Yé Yé ) et des titres folk plus intimistes (Je t'attendrai; Il ). Louangé par la critique notamment pour ses textes s'éloignant des inepties préconisées par les teenyboppers, Michel ne réussit cependant pas à séduire les palmarès. Inlassable, il conçoit progressivement une suite logique à son cheminenent en signant avec une nouvelle étiquette en 1966 (Apex) pour y explorer la fusion de ses nombreuses influences dans une pop-folk américanisée et rigoureusement assumée, plus près de l'image qu'il projette. Pas de chance, un des meilleurs extraits de son album éponyme de 1966 résume candidement la position du chansonnier, invité à se réinventer, se moderniser - quite à danser!- pour espérer une quelconque reconnaissance:

Pas de chance, voilà que l'on me considère un croulant.
On m'accuse de ne pas être dans le vent

Quand je reste assis sur mon banc.

Et pourtant, et pourtant...


Une meilleure production accélèrera l'émancipation stylistique de Jacques Michel sur ses troisième et quatrième albums, tous deux éponymes, psychédéliquement llustrés et respectivement publiés sur Apex (1966) puis Jupiter (1968). Nous reviendrons dans un prochain article sur la brève période Apex du chanteur; concentrons-nous aujourd'hui sur les années Jupiter... Trois ans à peine passés depuis la parution de son premier disque, Michel s'affichait dorénavant sans trop d'artifice, en marge des yéyé dont il ne conserverait que la fougue en la pimentant de sa singulière verve. Les influences sont palpables, cette fois-ci principalement concentrées autour de la guitare de Gerry Jeanson, son ancien comparse des Midnighters. Aux premières notes d' Aller-Retour, on comprend l'impact que Bob Dylan (période Highway 61 Revisited / Blonde on Blonde ) à du avoir sur le chansonnier. L'emprunt sylistique est indéniable, mais ne pensez pas qu'il s'agisse de simples pastiches. Habilement arrangés par Jeanson, le groupe tricotté serré qui accompagne Michel (aussi efficace à l'harmonica) constitué de Serge Blouin (basse), B. Léger (batterie) et R. Grégoire (génial et juste au Hammond) rappele effectivement la fougue et le son Dylan. Les motivations de Michel demeurent toutefois siennes et son propos s'accentue, plus protest et lucide que jamais. En préconisant sa prose, Michel se distinguait à sa manière du populaire chanteur français Hughes Aufray qui était enclin à de similaires emprunts à l'époque.



Aller-Retour met en scène un thème qui reviendrait aussi sur les simples misant sur Les voyages forment la jeunesse et Je reviens de très loin: l'aventure et la quête de soi. Entre l'harmonica de Michel pour introduire L'oiseau, l'Homme et la Rose, une des nombreuses chansons sous-titrées selon le mystérieux concept des Lettres à Charlie. Difficile de cerner précisément ce qui rattache ces questionnements sur la liberté, l'intégrité ou l'humanité. Seul Michel le sait... Peut-être est-ce une incursion plus intimiste dans le journal personnel du chansonnier? Ce cycle avait néanmoins vu le jour sur son précédent album éponyme chez Apex, où on publiait la Première et la Seconde lettre à Charlie. Le style fingerpicking de L'oiseau... sied parfaitement la prose libertaire de Michel à l'orchestration délicatement soutenue par le Hammond tandis que l'introspective et entrainante Victor et moi poursuit sur les convictions pacifistes avec lesquelles l'auteur doit composer. L'important c'est de sauter la barrière , chante-t'il. Parfaitement calibrée, Les dés sont jetés (5e lettre à Charlie) montre à nouveau le chanteur dans sa quête identitaire; couplée d'un propos dramatique, la dynamique trame musicale en deux temps avec cet orgue sifflant en fait l'un des meilleurs titres du lot. Plus loin, les ballades downtempo J'ai vu (4e lettre à Charlie) et Presse-Toi (3e lettre à Charlie) équilibrent l'album par leurs réflexions reposées sur diverses formes de violences passées sous silence et, inévitablement, de la mort. Les voyages forment la jeunesse (premier simple issu de l'album) adopte un ton plus insoucient, plus près de ce que recherchent les palmarès. Le double sens que cache la notion de «voyage» ajoute à ce simple une dimension insoupconnée - tongue in cheek diraient les anglais. La référence lysergique qu'insère Michel rappelant en effet des exercices similaires chez les Small Faces (Here comes the nice) ou France Gall (Teenie Weenie Boppie):

On a parlé de tout puis de rien.
On a voyagé jusqu'au petit matin.

Un aller-retour ça se fait très bien.

Un carreau de sucre puis... on prend le train.

Les voyages forment la jeunesse...



 

Michel nous donne d'ailleurs un indice supplémentaire sur la pochette du disque qui semble confirmer cette impression. Sous son nom, une mince bande jaune laisse entrevoir une mystérieuse série de points et de traits... En utilisant le code Morse, l'audiophile averti découvrira ce qui pouvait être le «véritable» titre de l'album: High. Ben ça alors!

 High. C'était sous notre nez!

Aussitôt décollé qu'il faut bientôt espérer atterrir. Je reviens de très loin ouvre la face B et demeure un choix éclairé (même au revers) pour le second et dernier simple issu de l'album. Légère et aérienne, la chanson incite à nouveau l'évasion, avec juste ce qu'il faut de réverbération sur la voix de Michel. Misant de nouveau sur une perspective personnelle (Victor et moi et plus loin Mon père et moi ), L'Amour et moi semble avoir hérité de la fougue du chanteur Antoine. La vague des Élucubrations avait aussi déferlé sur le Québec dès 1966 et y avait semé ses graines de malice. Finies les inhibitions!

Antoine débarque à Montréal... et se rendra même jusqu'à Rimouski (Télé Radio Monde, octobre 1966).

Même si on a tôt fait de revenir à un propos plus roots (avec la patriotique C'était en terre d'Amérique et la tendre Il pleuvait ), c'est à nouveau l'influence d'Antoine qu'on retrouve sur la pétillante conclusion, Mon père et moi. Difficile de ne pas tapper du pied au son strident de l'orgue combo ponctuant les envolées de Michel qui répond spontannément et sans détour aux voeux de son paternel. Décapant!

Jacques Michel a toujours fricotté avec les YéYé. (Télé Radio Monde, octobre 1969)

En rétrospective, il semble que le succès populaire, auprès du public comme des palmarès, ne devint accessible à Michel que lorsque celui-ci décida d'écrire de nouveau pour le marché yéyé. Paralèllement à ses compositions fantaisistes pour Les Lutins (Monsieur le Robot , Roquet Belles Oreilles ) ou les Délinquants (On s'aimait bien, Un bout de chemin ), le chanteur compose quelques titres dans un effort ultime pour se remettre de l'échec commercial de son premier album pour Jupiter. La patience de Michel serait alors grassement récompensée lorsque l'absurde Sur un dinosaure et surtout l'intemporelle Amènes-toi chez-nous annoncerait des tubes en série, à commencer par la plupart des extraits de son prochain microsillon éponyme pour Jupiter en 1969. Effectivement, avec la fin de la décennie, c'est un nouveau jour qui allait se lever pour le chansonnier... L'étiquette Neptune (une division de Jupiter) capitalisa une dernière fois sur son poulain en publiant une fausse rétrospective du chanteur lorsque ce dernier signa avec la firme Zodiaque en 1970. Curieusement intitulé Jacques Michel 1960-1970 , l'album semble confirmer l'échec commercial du premier disque enregistré pour Jupiter puisqu'il en reprend la plupart des sélections, pressant le citron jusqu'à la toute fin. Remarquez, ce n'est pas un mal en soit puisque ces titres n'ont jamais (ou presque) fait l'objet depuis d'une quelconque réédition, exclues des tours de chant futurs du chanteur sur disque. Dommage pour un album aux vibrations si positives... Cruellement ignoré à sa publication, le temps est venu de donner à cet album une seconde chance, amplement méritée! En connaissez-vous beaucoup des émules pop de Dylan ou d'Antoine de ce calibre?

Je tiens à remercier Richard Baillargeon pour son survol de la carrière de Michel dans Rendez-Vous 98, de même que les sites Québec Info Musique et Le Parolier pour leurs mines de renseignements.
Télécharger l'album complet / Download the complete album :

Jacques Michel - Jacques Michel (1968; Jupiter JDY-7017)