mardi, septembre 29, 2009

Tout au long du mois de septembre, Patrimoine PQ en collaboration avec Doctorak, Go! vous présentent un survol de la musique underground québécoise en 10 albums.



Menace Ruine - The die is cast (Alien8Recordings ; 2009)


Plusieurs auront peut-être été étonnés que notre survol de la musique underground québécoise ne comporte aucun album métal. Nous nous sommes nous-mêmes retrouvés un peu prisonniers de la subjectivité de notre sélection et on s'est trouvés un peu poches de ne pas avoir su faire une place à un genre qui a sans aucune hésitation eu son importance ici depuis 30 ans. On n'a qu'à penser à Voivod, dont le croisement entre speed, trash métal et métal progressif a eu une influence certaine sur Metallica, ce qui pour cette même raison les exclut d'office d'une liste comme la nôtre qui cherche à retrouver des albums oubliés. On aurait pu penser aussi à B.A.R.F., un des groupes les plus importants avec Grim Skunk et Groovy Aardvark pour la fondation au début des année 90 de la "scène locale" qui deviendrait quelques années plus tard le terreau le plus fertile en musique rock et urbaine. Mais B.A.R.F., ce n'était pas encore ça.
C'est en cherchant un peu que nous sommes tombés sur un groupe de Montréal qui, bien qu'il ait reçu dernièrement l'honneur d'un article dans la prestigieuse revue britannique
The Wire (mars 2009), mérite amplement à ce moment-ci et à plus d'un égard sa place dans ce survol de l'underground.

Paru en 2008, The Die is Cast de Menace Ruine est un des meilleurs représentants québécois du courant
black métal ambiant, une sorte de version sourde et équarrie de tout ce que le métal pouvait avoir d'acéré sans pourtant perdre l'ambiance sombre, dépressive et torturée qui l'accompagne depuis ses tout débuts. Cette musique fait l'effet d'un métal fantômatique, d'une scène vide que les guitares et la batterie auraient désertés pour ne laisser que la réverbération de leur son sur les murs. On se trouve donc ici devant une sorte de musique acousmatique savante qui aurait jalousement préservé sa passion adolescente pour le sublime grégaire propre au métal.

Résolument plus à sa place dans une galerie d'art que dans un amphithéâtre bondé de métalleux, Menace Ruine s'éloigne pour cette raison de l'underground et boucle en quelque sorte la boucle de notre survol. On pourrait difficilement inscrire dans cette filiation chambranlante qu'est l'undeground, il est plus à l'aise du côté de cette scène résolument plus institutionnalisée que représente Alien8 Recordings, qui publie des stars internationales du noise et de l'expérimental pop comme Merzbau, les George Leningrad, Acid Mothers Temple. Mais c'est aussi pour cette raison que The Die is Cast est intéressant ici. Il marque la fin de notre parcours précisément parce qu'il construit une machine à intégrer les éléments de l'underground pour en faire un objet institutionnel. Autant le cérémoniel métal que la préciosité gothique trouvent ici leur chemin vers les galeries d'art d'une manière qui n'a plus rien de kitsch ou de parodique. Ce son s'adresse à ces jeunes professionnels chic de trente ans et plus qui ont définitivement rangé leurs t-shirts de
Celtic Frost ou leurs capes de vampire sans pour autant renier cette époque de leur jeunesse. La mélodie elle-même possède quelque chose de résolument mélancolique. Elle semble provenir de très loin, de derrière ce mur de textures distorsionnées qui n'est pas sans rappeler la synthèse surchargée de textures des Biberons bâtis.


Mais la richesse de cette mélancolie justifie-t-elle pour autant une place dans notre survol de l'underground québécois? N'est-elle que son chant du cygne? Lorsqu'on tend l'oreille, elle semble pourtant dire un peu plus. Car on trouve aussi dans cette mélancolie un semblant de nostalgie pour la solennité religieuse, pour le sublime chrétien. Car il y a bien du sublime chez Menace Ruine, mais c'est un sublime plus historiquement dense que celui de Godspeed You! Black Emperor par exemple, qui en son temps apparaissait être tout entier tourné vers une forme lyrique pure et sans contenu. Ainsi, alors que Godspeed You! était un projet pratiquement sans parole, le chant de Menace Ruine possède des accents nettement choraux qui puisent dans le patrimoine religieux occidental. Il n'est peut-être pas anodin à ce titre que le groupe émerge à une époque où, autant par le débat sur les accomodements raisonnables que par celui sur le cours d'éthique et culture religieuse, le questionnement sur le patrimoine religieux est à son paroxysme et où, pourrait-on supposer, le refoulement du catholicisme se fait sentir avec le plus d'insistance. Le nom même de Menace Ruine pourrait évoquer ce refoulement et l'inquiétante étrangeté de ce qui persiste malgré sa déchéance, de ce qui se maintient debout malgré son écroulement. Si nous vivons bien dans les limbes de notre propre histoire, Menace Ruine est la trame sonore de notre errance identitaire.


Et une dernière chose: quand le gros Boris m'intimidait quand il chantait du death metal dans les douches de la polyvalente Paul-Hubert de Rimouski en 1993, j'aurais ri dans la face du visiteur du futur qui m'aurait annoncé qu'un jour le metal aurait son pendant artistique raffiné. Et si on m'avait dit au secondaire que ce mouvement du métal artistique, qui est mondial, s'appellerait aussi "Doom Metal", j'aurais dit "comme le jeu d'ordinateur?"; si on m'avait dit que ça s'appelerait aussi "Drone Metal", j'aurais pensé à "droïde comme dans la guerre des étoiles", parce que j'étais vraiment nerd dans ce temps-là.



On peut écouter The Die is Cast de Menace Ruine à partir de leur Myspace, mais encore mieux, Alien8 Recordings offre le téléchargement payant de l'album. Pas de fournisseurs, ça va direct dans leurs poches!


Auteur et critique littéraire, Mathieu Arsenault s'occupe du blog Doctorak, Go! depuis novembre 2008. Il y tient des réflexions sur les phénomène culturels actuels comme le design, les jeux vidéo, la cyberculture et sur la manière dont ils peuvent être pensés à travers la culture littéraire.


mercredi, septembre 23, 2009

Tout au long du mois de septembre, Patrimoine PQ en collaboration avec Doctorak, Go! vous présentent un survol de la musique underground québécoise en 10 albums.



Khan Gourou - Il est venu le temps des claques sa yeule
(indépendant; 1999)


Jamais un projet musical n'aura été aussi vindicatif et aussi consciemment contre-culturel. Le projet de Khan Gourou est ni plus ni moins d'invectiver, de dénoncer et de discréditer dans son entièreté l'industrie culturelle québécoise, à commencer par la musique elle-même.

Du point de vue musical, ce projet de destruction de l'industrie culturelle musicale est sans compromis. Il s'ancre musicalement dans le terreau irrécupérable ici de la musique techno, le hardcore le plus brut. Il ne s'agit pas ici d'une posture ironique sensée ridiculiser le showbusiness pour mieux l'investir, comme l'a fait par exemple Numéro# avec son premier album. Le hardcore de Khan Gourou est à la limite du supportable. Le rythme dépasse souvent les 220 bpm, une limite où la musique n'est plus dansable. Mais ce rythme exagérément speedé permet au phrasé de DJ Mutante de se libérer de toute contrainte de rythme et de versification propre à la chanson ou au rap. Complètement libre, ce phrasé s'ouvre à une prose pamphlétaire qui trouve son efficacité dans la rhétorique plus que dans le rythme et fait basculer par là la musique pop dans un espace où tout peut être remis en question. Et DJ Mutante, en même temps qu'il découvre cette puissance d'invectiver, accomplit aussi la logique du pamphlet, la pousse jusqu'à sa limite. Le discours assassin de Khan Gourou apparaît avec une nouveauté fulgurante dans le champ de la musique qu'il investit. Mais l'argumentaire violent qu'il adresse à la culture québécoise, il le tire (probablement inconsciemment mais néanmoins de la manière la plus évidente) de toute une filiation essayistique encore très peu connue qui inclut des figures marquantes de notre histoire littéraire du dix-neuvième et du début du vingtième siècle, comme Octave Crémazie, Arthur Buies et Jules Fournier. Cette tradition pessimiste et radicale opérait ce constat terrible concernant notre culture, qu'elle n'est peut-être pas viable hors d'un système institutionnel où s'exerce une mainmise d'autorités qui n'ont finalement rien à faire de la valeur esthétique des oeuvres produites.

Comme au dix-neuvième siècle et pour une bonne partie du vingtième, la littérature était déformée par la préséance de l'idéologie chrétienne ou nationale sur la qualité des oeuvres littéraire, Khan Gourou dénonce aujourd'hui la mainmise de l'idéologie patrimoniale sur les oeuvres musicales qui impose une histoire et un canon à la musique populaire récente indépendamment de sa valeur esthétique. Luc Plamondon est la première victime de cette critique radicale, dont le répertoire devient pour Khan Gourou l'exemple de l'imposture d'un système qui accorde après-coup une valeur esthétique arbitraire à une oeuvre qui ne doit son succès qu'au dopage par les fonds publics du succès commercial. Le roulement sur les radios commerciales légitimant supposément un engouement d'une majorité du public québécois, ce succès commercial devient alors la soi-disant confirmation que cette oeuvre parle au nom du public. C'est du thème de la "fierté" dont parlent "Il est venu le temps des claque s'a yeules" (la pièce-titre de l'album) et "Notre tonne de pourris", une fierté usurpée, pur effet sans fondement des manipulations cosmétiques du capitalisme culturel:

Je tiens à remercier mon gynécologue ainsi que mon chirurgien plastique d'avoir fait de moi une grande vedette qui peut passer toutes les semaines à salut bonjour et lire la météo. Je prépare un album solo et ça va sûrement passer à la radio, mon agent me l'a dit. [...] Et nous autres on a eu des subventions pour sortir des belles grosses chansons pour faire un album et mener notre carrière.
Ce projet de dénonciation radicale du showbusiness se double aussi d’une charge sans compromis contre la génération précédente du baby boom qui se décline le plus intensément dans « Un fucké en Alaska », une fable métaphorique construite autour d’un fétichiste scatophile qui remercie sarcastiquement ses parents de l’avoir humilié, battu et rendu fucké :

Tous les jours, je me lève, à tous les matins, je me rase tout le corps et je me dis : pourquoi je suis fucké de même? Bien je pense que je vais appeler mon père. Pis mon père il me dit de manger de la marde, ça fait que je mange de la marde au propre comme au figuré. Oui je suis bien fucké, je le sais.
Le texte improvisé est encore une fois rendu sur un fond de hardcore hyperviolent. Il faut cependant ajouter que malgré la nouveauté et la violence singulière de la posture de Khan Gourou, Il est venu le temps des claques s’a yeules se montre parfois inégal. Des pièces comme « Y faut que tu fumes du pot », « Power to the mongols » ou « Fuck le chien » sont incapables de trouver un moyen de dépasser cette posture radicale de l’aliénation culturelle et finissent par tourner en rond dans une sorte de lamentation désespérée. La profonde singularité de cette démarche artistique fait cependant de cet album une œuvre majeure de l’underground musical québécois. En alliant hardcore techno et une harangue hargneuse complètement libre, Khan Gourou installe sa critique radicale de la culture hors de la chanson dans un espace imprenable, imparable, irrécupérable dont ne peuvent que rêver ces autres grands critiques de la culture que sont et qu’ont été Mononc’Serge ou Plume Latraverse qui, faute d’avoir pu trouver une forme musicale radicalement marginale, finissent inévitablement dans l’ironie et le cynisme amusé. Le temps d'un album, même mal produit et même imparfaitement composé, Khan Gourou a défriché un espace critique qui reste encore aujourd'hui à occuper. Un espace dont nous avons présentement cruellement besoin.

N'ayant pas pu obtenir de copie de la pochette originale, je vous laisse donc avec une image de kangourou en train de boxer.

Auteur et critique littéraire, Mathieu Arsenault s'occupe du blog Doctorak, Go! depuis novembre 2008. Il y tient des réflexions sur les phénomène culturels actuels comme le design, les jeux vidéo, la cyberculture et sur la manière dont ils peuvent être pensés à travers la culture littéraire.


vendredi, septembre 18, 2009

Tout au long du mois de septembre, Patrimoine PQ en collaboration avec Doctorak, Go! vous présentent un survol de la musique underground québécoise en 10 albums.




Les Abdigradationnistes - Vierges mais expérimentées (1999; Indica)

Avant qu'il existe les hipsters qui sont tout chic et raffinés, il y avait ce qu'on appelait la "scène locale" avec du monde sale et mal habillés qui dansaient en se rentrant dedans sur du rock dérivé de punk ou de métal dans des trous comme le Café chaos (l'ancien) et le Jailhouse (pendant les Kabarets kerozène). C'était ben le fun, mais j'étais pas trop sûr au sujet de me faire rentrer dedans, musicalement ou physiquement. Et dans ce temps-là aussi, les soirées de poésie étaient vraiment plates et pleines de monde qui se cachaient derrière leur feuille pour déchiffrer des poèmes qui disaient qu'ils aimaient leur père et qu'ils avaient hâte à l'été pour faire des rénovations sur leur maison. Et puis les Abdigradationnistes sont apparus au milieu des années 90, dans les soirées de poésie d'abord, puis sur la scène locale. La formule détonnait : Pascal Angelo Fioramore récitait plus souvent qu'il chantait, soutenu par les accompagnements préenregistrés d'un petit clavier bon marché qu'opérait alors Pascal Desjardins. Se sont ajoutés ensuite des instruments tout aussi improbables: le violon de Warner Alexandre Roche et, durant un moment, le scratch de DJ DLT. La musique des Abdigradationnistes est

À sa place à la fois sur l'une et l'autre des scènes tout en demeurant partout résolument excentrique, Fioramore montait sur scène, tantôt habillé en robe de soirée, tantôt dans un ridicule complet bleu poudre, ses textes en main, qu'il savait pourtant par coeur mais qu'il brandissait pour faire comme les "poètes sérieux". Il dédiait alors chacune des pièces à un auteur classique ou à une figure incongrue, Rousseau, Nietzsche ou Cindy Lauper, son charisme étrange provoquant à chaque fois l'hilarité générale.

On pourrait les croire précurseurs de l'humour absurde des Denis Drolet ou de Jean-Thomas Jobin, mais il y a plus que l’humour chez les Abdigradationnistes. Ce qu'ils appellent eux-mêmes leurs "pitreries" plonge en fait dans l'histoire des cabarets d'avant-garde, et s'ancre dans cette attitude bohème qui remonte jusqu'au milieu du dix-neuvième siècle. Mais les Abdigradationnistes ne sont pas tout à fait des représentants de cette bohème artistique actuelle, qui ne prend rien au sérieux, en premier lieu l'art d'aujourd'hui. Ils organisent plutôt une célébration de son histoire, puisqu'ils la mettent consciemment en scène, parodiant la figure du poète comme du grand artiste non pas comme elle se présente aujourd'hui, mais comme on se la représente historiquement. C'est peut-être de cette manière qu'on peut comprendre "Seigneur", qu'on retrouve sur leur premier album, Vierges mais expérimentées, qui parodie la posture romantique de l'artiste inspiré dans une espèce de rap déstructuré sur un fond scratché qu'accompagne la mélodie de la Soirée du hockey jouée au violon:

Toute l'intelligentsia qui pense que tout est là
J'en ai plein le cul des soirées perdues au fond d'un café ben bandé
à m'imaginer voir la vérité
moé la vérité je la connais par coeur
c'est celle du seigneur
celle de ton coeur
mais le seigneur me fait mal au coeur
parce que je le connais par coeur
être intelligent
c'est une chose pour les charlatans
ils se crossent et ils s'écartent en lisant Descartes
Moé moé moé mon cerveau je le garde pour bobino

En tant que performeurs, les Abdigradationnistes incarnent le paradoxe de toute histoire de l'avant-garde qui s'est construite en rejetant constamment toute institutionalisation et qui pour cette raison, construit une histoire excentrée d'elle-même où les figures marquantes constituent une filiation négative puisque chacune devrait logiquement nier la précédente. Paradoxalement, c'est peut-être en marge de la chronologie des mouvements esthétiques, dans la mise en scène musicale de cette histoire que les Abdigradationnistes arrivent peut-être à résoudre cette aporie, à travers une célébration de l'ethos de l'artiste moderne qui, lui, semble pouvoir se répéter sans avoir à nier sa forme précédente. C'est peut-être à cette célébration que nous convient les Abdigradationnistes, à une célébration des postures de la bohème littéraire européenne qui, à travers le groupe automatiste, a marqué ici profondément notre conception de la figure de l'artiste.

Même s'ils sont apparus à peu près cinquante ans après la parution du Refus global, il est inutile de préciser qu'ils ne furent pas du grattin des célébrations de cette parution. Mais ils auraient assurément dus en être tant leur musique se trouve en filiation directe avec la vision poétique de Claude Gauvreau : pousser l'exploration de l'écriture spontanée hors du champ du vocabulaire existant et atteindre par là l'écriture libératrice des pulsions de l'égo, qu'elles soient violentes ou sexuelles. Gauvreau aurait sans doute été ému par la charge pulsionnelle d'"Allons toi, regarde-nous":

Allons, toi, regarde-nous
qui sommes beaux devant la terre
oh oh les élastiques élans poétiques
frappe à ma porte et m'apporte des fausses notes
que devrais-je faire dans ce moment inspiratoire
de déboires à vroc à sic à roum tram et silicone de vie

ah ! le sucre jaillit et j'en ai plein le ventre de ce jus ambre
ambré ambro moi je crosse le taureau
toréador qui aime mon sort.


Gauvreau s'y retrouverait assurément: la chanson commence par la redécouverte libératrice de l'ego (regarde-nous qui sommes beaux devant la terre), qui enfle jusqu'à la pulsion langagière pure (de déboires à vroc à sic à ...) pour se terminer par cette image chère au surréalisme de l'existence comme tauromachie où eros et thanatos se lient dans une étreinte inextricable, destin tragique et inévitable de tout emportement de l'ego se heurtant au mur de la réalité. De la même manière, Gauvreau aurait certainement dans sa playlist de Ipod "J'en ai", célébration euphorique de la pulsion sexuelle. (Je n'en citerai rien, je vous laisse la surprise de l'écouter.)

Peut-on trouver un sens à cette célébration de la libération de l'imaginaire, du langage et de l'ego maintenant qu'elle semble s'être étendue à toute la culture jusqu'à pénétrer dans le marketing le plus banal et le plus insidieux? Un tel débat suppose toujours que la pertinence de telles postures repose sur leur caractère résolument nouveau à leur époque. Mais la nouveauté n'est pas en question ici, il faudrait plutôt trouver la pertinence dans la distance critique que ces postures peuvent nous donner sur notre époque. Par exemple, la célébration de l'imaginaire et de l'ego du Cirque du Soleil n'a que faire des délires langagiers et sexuels, comme la célébration apparente de la libération sexuelle dans la pornographie organise en fait sa normalisation à travers sa désubjectivation. Comme la célébration de Refus global enferre quant à elle son cri dans l'histoire de la révolution tranquille.

Les Abdigradationnistes ne seront jamais Jean Leloup ou les Colocs, ils n'ont pas défini leur époque, ni n'ont annoncé son renversement. Le son de leur formation, principalement à l'époque de Vierges mais expérimentées, les place cependant tout naturellement dans ce courant de l'underground: les claviers cheaps à la Normand Lamour leur donnent un son qui évoque immédiatement l'art brut que le violon (et le scratch dans une moindre mesure) réchappent cependant pour en faire autre chose qu'une parodie kitsch, redonnant assez de légitmité à l'emprunt pour que leur posture se tienne musicalement. Ainsi même jusque dans son son, "le plus vieux groupe encore dans la relève" comme me l'a déjà dit Warner Alexandre Roche, se maintient en marge de tous les milieux, rappelant à tous à quel point la posture underground est fragile, sa célébration difficile et sa critique, nécessaire.

Auteur et critique littéraire, Mathieu Arsenault s'occupe du blog Doctorak, Go! depuis novembre 2008. Il y tient des réflexions sur les phénomène culturels actuels comme le design, les jeux vidéo, la cyberculture et sur la manière dont ils peuvent être pensés à travers la culture littéraire.


vendredi, septembre 11, 2009

Agapè – Le Troisième Seuil (1972; Agapè AG-2001)

Tout au long du mois de septembre, Patrimoine PQ en collaboration avec Doctorak, Go! vous présenteront un survol de la musique underground québécoise en 10 albums.



Qu'est-ce qui fait qu'un album devient underground? Serait-ce son tirage initial réservé à une diffusion on ne peut plus locale? À moins qu'il ne s'agisse d'une autoproduction aux moyens techniques limités ou décidément en marge des courants reconnus de son époque? Et si c'était dû au style musical, le fait qu'il exploite une sous-tendance de la pop (grivois, novelty, religieux, etc.) ou fusionne des genres qui ne s'étaient jamais auparavant cottoyés? Le Troisième Seuil du groupe Agapè, c'est un peu tout ça. Pressé à environ 500-1000 copies voir moins, l'album est inévitablement demeuré méconnu depuis sa publication, mais ce n'est qu'un des aspects qui explique son statut underground. Oh... Je vous ai dit qu'il s'agissait de chants chrétiens?

Pour la petite histoire. En 1967, le jeune prêtre et auteur-compositeur André Dumont se voit confier le rôle de Directeur Artistique pour les Disques RM (Radio Marie), propriété des Pères Oblats du Sanctuaire du Cap-de-la-Madeleine. Pour ses premières réalisations, paralèllement à des productions strictement religieuses, il initierait la série Jérusalem qui proposerait des messes rythmés d'un nouveaux genre, animées par des jeunes talents folk-rock de la région de Québec (voir compilation Résurrection! Vol. 1). René Dupéré (B.O. du Cirque du Soleil) fut recruté et y composerait ses premiers titres pop-rock professionnels. Il n'hésiterait pas à suivre Dumont en 1970 lorsqu'il eut envie de pousser sa conception de la pop litturgique à son zénith. Autour de ce dernier, graviteraient bientôt des musiciens de RM, des religieux, de nouveaux talents (notamment Marc Lebel), une communauté d'artistes audio-visuels baptisée le Groupe d'Animation Pastorale (abrégé GAP). Inspiré de Vatican II, on entreprit de réaliser des animations dans les écoles avoisinantes lors des classes de pastorale en lâchant les bondieuseries dans le chant religieux (cit. A. Dumont).  


Profitant d'un accès privilégié aux studios RM, au moins trois albums furent enregistrés pour accompagner, en partie, des diaporamas spirituels créés pour l'occasion par les artistes du GAP. Il y avait ceux du groupe Des Gens comme vous et moi (éponyme), de Marc Lebel (Un de plus) & finalement de Agapè (Le Troisième Seuil). À mes oreilles, chacun participe au mythe de son homologue dans cette Sainte Trinité des pressages privés folk Québécois. Diamétralement opposés: Lebel sabre à grands coups de guitare son inventif protest-folk électrifié alors que Des gens comme... construisent de véritables perles pop-rock par moments à la westcoast circa 66 (Peu importe), ailleurs vaguement chrétienness avec quelques instrumentaux fort accrocheurs. Et pourtant, ils sont indiscociables, ne serait-ce que par la participation occasionnelle de musiciens similaires sur chaque album. Underground? Affirmatif. Lightshow pédagogique en prime!













Ce qui fait que Agapè est un projet si singulier, déjà dans son approche sonore que dans son propre sous-genre, c'est que le groupe a délibérément souhaité créer un album underground.... dans la lignée des Moody Blues (notes de production). Le feuillet remis lors des auditions est sans équivoque:

Underground Chrétien. Agapè, un disque peu commercial sans doute, parce que profond. Un disque où on a mis le paquet pour une qualité sonore supérieure. Fruit d'une collaboration de plusieurs mois entre des compositeurs, musiciens, interprètes, théologiens du jeune Québec. Agapè, une étiquette qui rejoint l'idée du «voyage» de la musique underground anglaise et américaine, au lieu de petits chants éparpillés [...]


Sur fond de mysticisme, l'album met en musique le parcours conceptuel d'un pèlerin à travers trois seuils d'éveil spirituel: la conscience de soi, la découverte de Dieu et enfin, l'Amour qui illimite... Agapè. C'est bien beau tout ça, mais comment ça sonne me demanderez-vous?

La rencontre de plus de 13 musiciens et chanteurs offre des métissages originaux et parfois délicieusement maladroits, tâtant à la fois du protest-folk, de monologues ésotériques, de marches pop-psychédéliques aux atmosphères gothiques à l'orgue (celui du Sanctuaire du Cap, imposant) et clavecin pimentées ça et là d'effets sonores modulés. Unique, dites-vous? Sous une nette tendance folk-rock, se vautrent des ambiances quasi progressives traduisant la complexité de ce pélerinage musical. Une kitchen sink production, comme on dit.

 
L'ensemble des compositions demeure malgré tout accessible, bien que le thème principal déroutera nombre d'auditeurs à la première écoute. On y distinguera néanmoins deux perspectives qui atomisent la thématique, tant face à la foi qu'au dogme, où simultannément des textes critiques (la plupart de Marc Lebel, dont l'intense Vous êtes pas tannés de crever) cottoient des avenues définitivement plus mystiques (de l'Ouverture dramatique au psychédélisme de La fin des temps ou Le printemps des pauvres en passant par tous les voice over de André Dumont). Du coup, la jeune génération faisait enfin sortir le bon 'yeu des églises pour le mettre sur un stage... à grands coups de blasphèmes! Le clergé tolèrerait en retenant son souffle...

En 1972, une surprenante dichotomie s'observait chez deux groupes Québécois plutôt distincts, témoignant encore une fois de notre quête identitaire tumultueuse au tournant des années 60-70. Offenbach remplierait à nouveau les bancs d'églises en important le rock chanté en latin de Saint-Chrone-de-Néant à l'Oratoire Saint-Joseph alors qu'en dehors de la métropole, Agapè tentait inversement de se déraciner du dogme pour rocker et transcender l'évangile... Nos messes à gogo avaient décidément trouvé leur point de non-retour.


André Dumont avec sa copie originale (février 2009)

1) Lhomme moustachu qu'on aperçoit sur la page frontispice de l'insert n'est nul autre que Alain Dumont, frère de André, mais aussi guitariste du groupe psychédélique de Québec La 5e Dimension (Jeunair; 1966?; L'Évasion / L'Amour Revient ) ! Curieusement absent des notes, son rôle au sein du projet n'a pas encore été clairement défini.

2) Je tiens à remercier chaleureusement le Père Dumont pour son ouverture, son investissement personnel, sa dédicace pour mon exemplaire du Troisième Seuil (!) et ses truculentes anecdotes lors de nos récentes entrevues.


Téléchargez l'album complet / Download the complete LP :

Agapè - Le Troisième Seuil (1972; Agapè AG-2001)

mercredi, septembre 09, 2009

Tout au long du mois de septembre, Patrimoine PQ en collaboration avec Doctorak, Go! vous présenteront un survol de la musique underground québécoise en 10 albums.


Les Flokons Givrés -
Vedgis, Vedgis, Revedgis

(pressage privé; 2001)

Jusqu'où peut aller le punk dans la destruction? Le plus souvent, l'ironie sauve les punks de leur misanthropie ruineuse. Mais les Flokons givrés n'ont d'ironiques que le nom et Vedgis, Vegdis, Re-vedgis (2001, mais il s'agit je crois d'une compilation CD de pièces qui ont circulé sur cassette depuis la fin des années 80) offre plutôt le spectacle d'un lent enlisement dans un cynisme de plus en plus déstructurant. Pour bien esquisser le cheminement vers cette déstructuration, il faudrait remettre les pièces de l'album dans l'ordre de cette descente vers l'entropie qu'il propose. Cette descente commencerait par "Christ d'hostie de tabarnak", qui constitue une toune antisociale comme le punk en compte des milliers. On pourrait faire suivre par "La mentalité" dans laquelle on assiste à l'écrasante défaite de toute morale à travers la figure des skinheads par laquelle elle s'effondre. Blancs ou rouges, les skins dans cette chansons ne prennent pour prétexte les valeurs de l'ordre et de la justice que pour mieux se taper dessus. "L'escargot" représente quant à lui la seule tentative de chanson politisée des Flokons givrés, mais ce n'est que pour aboutir finalement au désengagement le plus amorphe, celui de l'escargot:

Ça va pas à l'école, un escargot
Ça cherche pas une job, un escargot
Ça vit au jour le jour, un escargot

Ça vit comme nous-autres [...]

Un escargot écoeuré par sa bave

Se cramponnait sur son unique pied

Les traces qu'il laissait, par derrière le faisait chier

Fa qui s'est laissé
Sécher

Toutes considérations sociales, politique et morales complètement liquidiées, la place est libre pour amorcer ce dérapage irréversible vers une destructuration qui n'a jamais connu aucun égal en musique québécoise et qu'on ne pourrait comparer qu'à ce brouillard confus vers lequel régresse la dernière lueur d'humanité dans les yeux des schizophrènes désinstiutionnalisés qu'on peut croiser au centre-ville de Montréal. "Barré des foufs" ne montre que la rage désorganisée de la marginalisation:

À c't'heure pus moyen d'tripper
À chaque fois que j'veux m'blaster

I sont là pour me faire chier

Christ d'ostie chus donc tanné
Barré des Foufs,
i m'font tout' chier
Barré des Foufs
Barré des Foufs, gang d'enculés
Barré des Foufs

"Mescaline" célèbre niaiseusement le plaisir de se péter la face au PCP à plus se rappeler comment on s'appelle, à quoi viennent répondre logiquement "Pus rien à boire" et "Vedge à l'os" où l'inactivité et la plus pure passivité prennent définitivement le dessus; Dernière tentative de communiquer quelque chose au monde, "Hymne au Seigneur" finit pourtant par n'être qu'un texte incompréhensible et paranoïaque. La pièce la plus troublante de l'album est assurément "Mon linge est sale":

Des fois mon linge est sale I' faudrait ben l'laver
Mais le savon est cher
Fa que faut j'reste crotté
Faudrait que j'trouve d'l'argent

Pour que mon linge soit plus blanc

T'en as un tas

Donne-moé d'la mesc

J'peux pus bouger

Donne-moé d'l'a biére.

Serait-il exagéré de terminer ce réarrangement de l'ordre des pièces de Vedgis, Vedgis, Revedgis par "Vide"? L'absence de texte sur cette pièce instrumentale laisse de ce point de vue songeur.

Ce récit d'une existence vie à la dérive peut nous paraître exagérément caricaturale, mais il constitue le miroir d'une portion insoupçonnée de la population, punks crusty, junkies du centre-ville, psychotiques et sans-abris laissés à eux-mêmes. Pour ceux-là, la cassette des Flocons givrés a peut-être pu constituer dans les années 90 la trame sonore de leur décadence. Pour cette raison, ce disque est sans aucun doute un des plus importants de notre discographie marginale: il parle au nom des véritables parias que notre filet social n'a pas sur retenir, au nom de ceux qui ne peuvent même plus s'aider eux-mêmes, au nom de ces cas désespérés qui vont entraîner avec eux tous ceux qui auraient été prêts à les aider et qui se laissent aller en attendant leur fin.

Peter Boucher, le batteur des Flokons givrés, avait quitté Montréal pour Matane il y a quelques années pour fuir sa propre existence. Il s'est suicidé le 9 mars 2005. Il avait 40 ans.

Heureusement, il existe un myspace des Flokons givrés qui permet à tout le monde de se faire une idée de leur musique. Musicalement parlant, "Barré des foufs" (finalement, une reprise de Banned from the Pubs de Peter and the Test Tube Babies) est assurément la plus réussie.

Auteur et critique littéraire, Mathieu Arsenault s'occupe du blog Doctorak, Go! depuis novembre 2008. Il y tient des réflexions sur les phénomène culturels actuels comme le design, les jeux vidéo, la cyberculture et sur la manière dont ils peuvent être pensés à travers la culture littéraire.

samedi, septembre 05, 2009


Tout au long du mois de septembre, Patrimoine PQ en collaboration avec Doctorak, Go! vous présenteront un survol de la musique underground québécoise en 10 albums, publiés simultanément sur ces deux blogs.

Melchior Alias – Melchior Alias... (1968; Capitol 70024)


J'ai hésité avant d'inclure l'unique album de Melchior Alias à cette liste. Le disque est certe rare, méconnu et demeure non-réédité officiellement depuis sa parution originale, mais il m'apparaissait plus pop que la moyenne des autres albums cités ici et pas nécessairement difficile d'approche. Ma définition d'underground s'est néanmoins assouplie pour souligner d'autres aspects qui participent à la marginalisation de certains albums, notamment le sabotage délibéré. Puisqu'il demeure réclu derrière son mystérieux pseudonyme, spéculons sur les véritables intentions de Melchior...



Par les structures rythmiques complexes et le pauvre investissement au niveau de l'interprétation vocale, on retiendra que Melchior était probablement avant tout... un guitariste. Un multi-instrumentaliste catapulté à l'avant-scène d'un groupe déjà composé de la crème des musiciens de studio de la fin des années 60: Robert Goulet (guitare), Denis Lepage (orgue), Andy Shorter (batterie) & Serge Blouin (basse). Un trip de musiciens chevronés, avant toute chose... Peut-être était-il lui même déjà sessionman? Melchior Alias manquait-il de confiance en soi ou était-il simplement timide pour ne pas s'investir plus sérieusement dans ses propres compositions? Allez savoir... Capitol devait malgré tout espérer plus de titres au potentiel commercial pour les avoir ainsi réuni et publié dans sa série 70000 (jeunes talents francophones), en édition gatefold svp, aux côtés d'autres prospects tels Les Alexandrins, Les Cailloux, Les Atomes ou même Pierre Lalonde. Le label misa ultimement sur deux extraits en 45 tours (sur PAX notamment si je ne m'abuse), des simples publiés dans l'indifférence la plus totale. Le presque anonymat de l'auteur-compositeur manqua de piquer la curiosité du public; l'aspect brouillon des textes jumelé à la fanfaronade des chants intensifia la ghettoisation du disque dès sa sortie.


Pourtant, si ludiques soient-ils, les thèmes abordés témoignent d'une contemporéanité (oui, oui... encore) salvatrice pour le Québec de 1968. Loin de se prendre pour un poète, Melchior dit les choses comme elles sont, si banales soient-elles à la première écoute. Chu m'nu en métro automatique en bave pour les possibilités qu'offre le transport en commun et les soirées au Rex (club de Montréal). Camping, sur une rythmique originale et délicieusement syncopée, explore les déboires d'une bande de Québécois dans un univers digne du Noël des Campeurs. Itinéraire 9, sur des ritournelles surrésalistes, pourrait bien être le premier titre Dub produit par des blancs-becs d'ici. Charlebois ne pouvait pas porter toute notre modernité sur ses épaules... Les inepties qu'affectionnent le chanteur culminent dans Une nouvelle façon de parler où sur une mélodie accrocheuse, on ouvre l'almanach du peuple pour discuter des prévisions météorologiques. On se désole du manque de profondeur, mais ironiquement, pourrait-on rêver d'un thème plus pop pour les oreilles Québécoises?



Melchior prend des risques dans ses performances plus intimistes, son registre limité n'atteignant pas toujours la juste note malgré des arrangements étoffés. Le tout souligne l'urgence des enregistrements et l'ambiance enfummée qui pouvait y régner (voir le prologue de Aquarium ou Non, rien de mieux), des conditions parfaites pour produire des compositions qui resteraient solidement ancrées dans leur époque. Les audiophiles consciencieux y trouveront malgré tout leur compte, mais même aujourd'hui, rares sont ceux qui apprécient sincèrement la prose lousse du chanteur. Un obscure projet donc qui semble toujours destiné à demeurer dans l'ombre des meilleurs albums folk-rock déjantés de la fin des années 60. Et comme il y a consensus à son sujet, j'adore scrupuleusement depuis me positionner à l'opposé du bon goût et clamer qu'il participe néanmoins à la réinvention du son Québécois, devançant de quelques longueurs l'ecclectisme du rock progressif qui animerait bientôt la scène locale. Eille... un fantaisiste qui s'électrifie entre deux joints, ça mérite sûrement une seconde lecture aujourd'hui vous trouvez pas? La bouquane a ben eu le temps de se dissiper. Respect l'Alias!




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Melchior Alias - Melchior Alias... (1968; Capitol 70024)

jeudi, septembre 03, 2009


Tout au long du mois de septembre, Patrimoine PQ en collaboration avec Doctorak, Go! vous présenteront un survol de la musique underground québécoise en 10 albums, publiés simultanément sur ces deux blogs.


Kaméléon - Kaméléon
(1981; Pro-Culture PPC 6010)

Kaméléon ne constitue pas le premier album québécois faisant un usage extensif du
synthétiseur analogue amalgamé à une rythmique disco-glam. Considérant qu'il est sorti en 1982, soit la même année que Pied de poule de Marc Drouin et les Échalottes, il n'est pas non plus le plus important. Mais alors que utilisait la musique électronique d'une manière lyrique, cherchant un contrepoint musical à des textes racontant l'aliénation de la jeunesse dans la cruauté et la froideur des grandes villes, Pied de pouleKaméléon fait de la musique électronique son sujet, annonçant une révolution dans une sorte d'euphorie futuriste qui proclame la venue d'un nouveau mode de sensibilité proprement machinique. À ce titre, la filiation la plus évidente de Kaméléon est à chercher du côté de Jean-Jacques Perrey en France, Kraftwerk en Allemagne et Yellow Magic Orchestra au Japon, qui tous ont proclamé à leur manière l'avènement du post-humain par l'entremise d'une connexion homme-machine.



L'euphorie de cette révolution futuriste de l'électronique est cependant loin d'être utopique dans
Kaméléon, elle est véritablement prise au sérieux, arpentée dans tous ses aspects. Cet album constitue pour cela un cas très rare de réflexion par la chanson où la musique autant que les textes se répondent, se lient et se confrontent dans une sorte de combat où les tensions entre passion et doute profond sont mises en évidence. La texture des paroles est elle-même littéralement inouïe, mélange hétéroclite de fragment de science-fiction, de poésie surréaliste spontanée et d'un imaginaire populaire joual qui détonne mais trouve étonnamment sa place et semble poser cette question: comment la singularité de l'expérience humaine, nationale, subjective, peut-elle résister de l'intérieur aux pressions euphoriques de la déterritorialisation par la machine? Les paroles de "Microcosme" sont exemplaires de la mise en scène des tensions présentes dans l'euphorie du devenir-machine entre l'abandon physique et la sourde angoisse de ne pas savoir où tout cela va nous mener:

venez donc jouer
bougez donc la peau
arrachez vos vêtements
déchirez vos tympans […]

microcosme musique allergie érotique
on est tous sur la piste
pile-moi pas sur les pieds
c'est bien trop petit pour bouger comme on veut

on va finir par se faire écraser
comme les oiseaux dans ces beaux poulaillers.

Mais mais mais, si ce disque est aussi important, pourquoi Kaméléon a-t-il été si injustement oublié? Parce que la révolution de sensibilité électronique qu'il annonce et questionne n'a jamais eu lieu au Québec. Du moins pas sous cette forme. On verra plutôt quelques années plus tard le mauvais goût grossier de producteurs sans imagination remplacer les guitares par des Yamaha DX7 et insérer de timides orchestrations midi dans des structures de chanson résolument rétrogrades dont Un trou dans les nuages de Michel Rivard (1987) ou Menteur de Jean Leloup (1989) sont des exemples de cet échec lamentable qui conduira directement à leur discrédit dans les années 90. Seul peut-être El Mundo de Mitsou (1988) pourrait-il constituer un lointain représentant de ce courant mort dans l'oeuf. On y retrouve la même inventivité pop électronique, la même légèreté dansante, sans toutefois cette richesse curieuse qui fait de Kaméléon un album si fascinant.


Cependant, même si la révolution annoncée en 1982 par Kaméléon n'a pas eu lieu, ce n'est véritablement qu'aujourd'hui qu'on peut prendre la mesure de sa vision. Cette euphorie de l'homme-machine, on la retrouve aujourd'hui dans cette culture geek qui recycle, ressasse et célèbre la sensibilité non plus de l'électronique mais de l'information. Dans cette perspective, Kaméléon garde toute sa puissance d'évocation et son charme visionnaire. La structure mélodique des riffs répétitifs d'"Anachronisme", de "Rouge barbelé" et de "Génocide généthliaque" sauront toucher les amateurs de rétrogaming 8-Bit. Il faut aussi souligner l'étrange atmosphère à la fois cocasse et triomphante d'"Omnibus cactus", qui célèbre un fouillis langagier de mots se terminant en -us. Cette curiosité rappelle assurément cette passion insatiable et extravagante de la culture geek pour l'information excentrique et raffinée, et la spontanéité déconstruite de la juxtaposition de ces mots en -us répond quant à elle à cette sensibilité pour l'information inclassable et désordonnée à laquelle nous a habitué la structure de l'hypertexte.

Auteur et critique littéraire, Mathieu Arsenault s'occupe du blog Doctorak, Go! depuis novembre 2008. Il y tient des réflexions sur les phénomène culturels actuels comme le design, les jeux vidéo, la cyberculture et sur la manière dont ils peuvent être pensés à travers la culture littéraire.



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Kaméléon - Kaméléon (1981; Pro-Culture PPC 6010)